About

C’est dans toute la simplicité d’un retranchement intérieur que le couple STAELENS excave un univers singulier. Respectivement nés en 1960 et 1968, Ghyslaine et Sylvain STAELENS s’accordent sur un art de vie où la confrontation avec une nature souvent austère, permet le jaillissement de leur pleine création. Ce périple de rencontres avec ces êtres revenus d’une autre époque, à la fois distante et familière, est façonné à quatre mains. Dans ces édifices complices, les STAELENS explorent la puissance fragile d’une Humanité qui se renoue et replonge dans ses racines oubliées. A la source de cette intensité de présence, les totems, masques et autres fétiches exposent les mystères de nos vastes intérieurs. Les sculptures animées de contrastes, avec la subtilité évidente du vivant, font se toiser la vigueur de leur volonté et l’humilité de leur matière : simples accumulations de ce que prodigue la nature et dont l’unité leur est accordée le temps d’un battement d’existence. Ces visages, ces fosses d’éphémère désireuses de compacité, laissent ressurgir l’inconnu, la témérité, le tabou et le sacré. Pierre Hubeaux-Colon Pour moi, le silence a toujours eu sa propre musique. J’aime les films qui s’ouvrent sur une vague de silence, chaude et orchestrale, avant que l’intensité de l’action ne prenne le dessus. Lorsque la vie quotidienne est calme, nous pensons automatiquement qu’elle est silencieuse. Elle ne l’est pas. Le silence n’est réel que dans la Nature, lorsqu’il est fixé en un lieu qui a perdu le sens du temps. Quand Ghyslaine et Sylvain Staëlens laissent leurs sculptures dehors, ne serait-ce que pour quelques instants, avant qu’elles ne voyagent vers le bruit de la civilisation, elles sont silencieuses dans la brise, les bourdonnements des insectes et les cris d’oiseaux. Comme si l’atmosphère pesante d’une ancienne église serait rompue par le seul battement des ailes d’un pigeon dans l’abside. La quiétude de la terre qui tient ses morts serrés contre sa poitrine, comme s’ils étaient endormis. Ce mutisme hésitant juste avant une pluie chaude. C’est ainsi que je vois leurs sculptures, comme des pauses dans le temps en trois dimensions. Ce moment où le temps se rattrape. Suivez cette caméra qui entre lentement dans leur atelier… Le temps reste à l’extérieur. A l’intérieur, il y a le bruit de la musique et des voix humaines. C’est le lieu où les œuvres prennent vie et s’achèvent. Le silence attend dehors, entourant la maison de ses bras en une longue et lente fugue invisible. Les sculptures de Ghyslaine et Sylvain Staelens n’ont peur ni de la pénombre, ni de la lumière. Comme leurs créateurs, elles ont l’expérience des deux. Elles oscillent entre brume, clair-obscur et clarté en toute impunité. Elles sont expressionnistes et pourtant elles soutiennent élégamment tout regard critique. Elles sont mystiques, elles ne sont pas excentriques. Elles sont créées consciemment pour aller peupler une mystérieuse forêt. Sous un soleil gris, elles se fondent avec les grains de poussière, la lumière couleur miel et les sourds bavardages des vieux arbres. Elles peuvent êtres impétueuses, elles peuvent être méditatives, elles sont toujours énigmatiques. En 2002, les Staelens sont venus s’installer à Jailhac en Auvergne. Ils étaient attirés par les matériaux de cette terre. Ils avaient besoin de cette immensité silencieuse et aimaient ce lieu où dominait depuis toujours la présence majestueuse et protectrice des forêts et des volcans. C’est là qu’ils pouvaient trouver l’inspiration, les matériaux et les couleurs de la pierre broyée et poudreuse. Il y a un peu moins de trente habitants dans le village. Et beaucoup de vaches. La maison était dans la famille de Sylvain depuis ses arrières grands parents. Il y avait donc une histoire personnelle qui venait aussi se mêler à l’isolement du lieu. Près de la maison-atelier se trouve la chapelle de Notre-Dame de Claviers, construite en 1109 de la même pierre volcanique que celle utilisée pour les sculptures. A l’extérieur, il y a un crucifix et des stèles correspondant aux quatorze stations du chemin de croix dont certaines ont été sculptées par François Lesmarie, un ermite du dix-neuvième siècle. On peut les voir de leurs fenêtres. Cela a sans aucun doute eu une influence formatrice. Dans la chapelle, il y avait aussi eu une sculpture de la vierge ; elle était très connue et a été déplacée plus tard dans un autre lieu. Mais la présence disparue de cette sombre figure n’a jamais quitté Jailhac ni en tout cas l’imagination des Staelens. C’est l’une de leurs muses. Tout près, se trouve le Bois de Jailhac. Les Staelens l’appellent «la forêt». Il y a une différence entre influence et appropriation à propos du contact qu’un artiste peut avoir avec le monde. L’art primitif a toujours été impliqué dans une guerre entre ces deux idées. Les Staelens vivent dans le monde contemporain, un monde rétrécit par Internet et la relative facilité à voyager. Les pays non-occidentaux, comme le Mexique où ils sont allés et l’Afrique où la famille de Ghyslaine a passé beaucoup de temps, ont toujours habité leur esprit, mais en tant qu’inspirations et témoignages artistiques, plutôt que comme sources formelles ou matérielles. Pour un certain type d’artiste, de poète, ou de musicien, la permission de créer une œuvre véritablement personnelle est donnée par la force de toute son expérience esthétique. Une ruine maya provoque d’avantage le désir de puiser dans cette source créatrice que de reconstituer un terrain de jeu de balle. Le formalisme et les matériaux peuvent rappeler des techniques, mais pour qu’une œuvre transcende le temps, elle doit être originale et non volée. Je n’apprécie pas l’art qui se réapproprie la religion ou la spiritualité pour leur soi-disant impact sensationnaliste. L’art est fluide, il n’a besoin de personne pour dérober des ombres et des esprits. Le domaine non réglementé de ce que l’on appelle, par erreur, «l’art outsider» est rempli de gens qui tentent délibérément de stimuler la vie des non-occidentaux ou leur religion ; que ce soit la Santeria ou les mauvaises interprétations du Vaudou. Mais plus encore, ils essayent d’imiter ce qu’ils pensent être la liberté du fou et de l’aliéné, sans reconnaître que, pour ces artistes qui sont à la source, les choses sont rarement aussi simples. On ne peut pas anticiper l’expérience primitive. Cette façon de faire n’est en fait qu’une autre manifestation actuelle du primitivisme. Les Staelens ne volent pas. Leur travail peut parfois venir de la même source créatrice que celle de certains autres artistes, mais ils n’essayent pas de s’approprier la magie. Ils produisent la leur. Et ils la produisent depuis assez longtemps pour qu’elle constitue aujourd’hui une œuvre qui a ses propres références et paramètres. Leur travail puise dans la présence immédiate et sonore de la région où ils vivent et dans les fantômes et les mystères de ceux qui sont passés dans ce lieu et il les fait ressurgir dans le présent. Oui, c’est de l’animisme, mais c’est un animisme de l’instant. C’est le pouvoir du céramiste lorsqu’il crée une sculpture à partir de la terre. Une alchimie liminaire. La terre, l’air, l’eau et le feu. La pierre, les plantes, la poussière, l’argile, le chiffon, la lave et la pierre inondée de vie. Toute création peut être un processus, aussi bien intégré dans un courant artistique dominant qu’en dehors. Les œuvres qui appartiennent à ces mouvements répondent ou suivent, pour la plupart, l’histoire de l’art ou un discours de l’histoire artistique. Qu’il réagisse pour ou contre cette histoire, l’art est orienté vers un monde artistique. C’est un art qui cherche souvent à parler de lui-même et répond à des questions sur la place qu’il occupe dans un discours donné. Son objectif est souvent une rationalisation de ses moyens plutôt qu’une justification. L’art qui se fait en dehors des courants dominants a une intention radicalement différente, car à sa source, il n’a pas ou presque pas, de relation avec les discours du monde artistique. Les similarités formelles ne sont pas, dans la plupart des cas, une pure coïncidence. Cet art est presque toujours stimulé par des raisons utilitaires, voire homéopathiques. Souvent, le processus de la création même prend une importance suprême par rapport au résultat. L’art, c’est faire l’œuvre. L’art, c’est la fusion de l’artiste avec la pièce en train de se faire. Parce que ce processus est souvent, à un niveau ou un autre, visionnaire. Il guérit, ou met en péril, ou devient une histoire. Il fait partie du chemin que prend son créateur dans la vie. Il peut être personnel, même solipsistique, ou il peut servir de fanal pour une communauté. Il ne se déconnecte jamais complètement de la vie. Son but originel n’est pas d’entrer dans un discours dominant. Une fois que tout ceci est bien clair, il est alors possible de comprendre que le monde artistique en dehors des courants dominants a une portée bien plus grande. Il se fait, dans une forme ou une autre, sans toutes les cultures du monde ; certaines ne l’envisagent pas comme de l’art, mais plutôt comme une manifestation de la vie quotidien ; elles ne le différencient pas de l’acte même de vivre. C’est quelqu’un d’autre qui le nomme «art». Il peut être remède, il peut être auto thérapie, il peut être une façon de contrôler le chaos du monde, il peut être magie ou pouvoir, bien, mal, ou moralement neutre. Il peut enregistrer l’histoire d’une communauté, le monde du soi. Il peut être une amulette. En fait, il est souvent une amulette. Les Staelens, Ghyslaine et Sylvain sont des créateurs d’amulettes. Il n’y a ni loi ni règle pour cette forme d’art. Certains historiens de l’art disent souvent ce qu’il n’est pas, mais rarement ce qu’il est. C’est un art du processus. Et il est important de comprendre que c’est le processus créateur qui permet de rester en contact, en équilibre, en synchro avec un monde; qu’il s’agisse de celui du soi ou de la communauté dont il fait partie. Dans le cas des Staelens, il s’agit aussi d’une magie emphatique. Travailler, toucher, placer, modeler les objets de la Nature vous rapproche d’elle. Ce n’est pas la poupée dans sa cérémonie enchantée et fusionnelle qui est magique, c’est l’acte de fabriquer la poupée. C’est le cérémoniel pour enfoncer les clous qui en fait la magie ou qui en fait de l’art, ou les deux. Certains s’accommodent de la seule vision de la terre ; absorber ses lignes, sa chaleur et ses humeurs ; l’absorber d’une manière abstraite. D’autres ont besoin de fusionner avec elle, en quelque sorte, en la façonnant, en l’utilisant, en rassemblant des matériaux. En créant, l’artiste absorbe le paysage. En ce sens, les Staelens se fondent dans l’Auvergne. Ils sont imprégnés de l’essence de son histoire provinciale, et la transmettent aux pièces qui naissent de leurs doigts. Cette région française rurale est très catholique, catholique populaire. Il y a toujours eu une tension entre le bien et le mal dans le catholicisme populaire. Et, comme dans tous les lieux où cette tension est tangible, on trouve des partisans du bien, des partisans du mal, aussi bien que des personnes neutres qui peuvent aller d’un côté ou de l’autre. Certains l’appellent guérison, d’autres l’appellent sorcellerie. Là où une population vernaculaire utilise encore des accoucheuses et des herbes, il y a toujours des gens pour parler de sorcellerie. Le mot sorcière est trompeur bien sûr. Partout ailleurs, il s’agit davantage d’une présence forestière légendaire. Cela n’a de sens que dans la mesure où c’est dans les lieux sauvages que se trouvent les éléments naturels nécessaires pour guérir et vivre des expériences chamaniques. Les sculptures des Staelens viennent de la forêt et des volcans. C’est comme si elles avaient été constituées au hasard d’une rafale de vent qui en aurait rassemblé les bribes éparpillées, et s’étaient rassemblées en une population mystique et atemporelle. Ce sont des guerriers et des gitans, des guérisseuses et des sorcières, des totems et des gardiens qui exhibent ce qui constitue leur esprit amulétique : les racines, le métal, les herbes et les pierres volcaniques. A mon avis, leur manière de travailler et leurs œuvres s’appuient sur un concept incroyablement poétique. Je comprends tout à fait ce sentiment, ce désir, de se fondre dans le lieu. Nous sommes des créatures historiquement diasporiques. Il est impossible pour moi d’observer des ruines, ou une forêt, ou un désert et de ne pas sentir l’essence de ce qui est, ou a pu se passer avant. Chaque forêt est la somme de ce qui est passé par elle. Elle est en rapport, depuis le début, volontairement ou pas, avec les membres de notre espèce. Je pense aux indiens d’Amérique qui considéraient les forêts et terres sauvages comme d’immenses jardins. Je pense a tous les êtres qui ont peuplé la forêt, comme les chasseurs ou les Marrons, solitaires ou en groupes, et je comprends qu’il s’agit de cette essence que les Staelens saisissent. Cette magie n’est pas la magie d’un grimoire ou d’un feuillet d’alchimiste. Les groupuscules occultes qui étaient à la base des sociétés secrètes n’ont pas de place dans cet art. C’est le blues du besoin quotidien. Cette magie est chamanique. Et non créée par des chamanes. Elle est le désordre, le poison et l’élixir, l’accouchement et la guérison des malades, la préparation des animaux pour la chasse, les récoltes, l’élevage, l’amour et la guerre. C’est une magie née des rythmes de l’existence là où les traditions populaires continuent à dicter le quotidien. «Quand nous sommes arrivées en Auvergne, nous étions cernés par le Catholicisme, nous absorbions la crucifixion, les esprits religieux, et, avec le temps, les années en Auvergne, nous avons commencé à créer des personnages en harmonie avec la forêt et les volcans, chasseurs, sentinelles, gardiens, cavaliers, individus mystérieux, robustes, se battant pour leur survie. Toutes nos sculptures sont connectées les unes aux autres depuis que nous avons commencé». L’art, pour eux, c’est aussi une manifestation significative de l’auto guérison. Ils ont fui Paris avec la conviction qu’y rester serait un acte ultime d’auto-destruction. Leur travail n’était pas épanouissant et nourrissait la désintégration. Le cycle «nuit-drogues-métro-boulot-métro-drogues-dodo». Encore et encore. Mais ils ont pressenti l’auto-destruction et ont réagi. L’art est devenu une manière de survivre avec dignité. Ils avaient soif de la vide plénitude de la Nature et ils ont coupé les ponts. En Auvergne, le silence et l’isolement avaient leur propre forme d’épanouissement artistique et mystique. Les premières œuvres étaient abstraites. Des formes simplifiées. Ils imaginaient des offrandes et des sacrifices symboliques dont les restes auraient pu être retrouvés suspendus dans la forêt après les rites. Ils fabriquaient des structures pour accrocher ces offrandes. Ensuite, l’évolution naturelle a été de peupler ce monde. En un sens, ces figures protégeaient leurs propres forêts primitives ; hérissées et dangereuses, féroces mais nourricières. Leur voisins, qui étaient des catholiques dévots, les regardaient avec une certaine méfiance, même si certains étaient sensibles à la beauté et respectaient la quantité et l’éthique de travail nécessaires à la création de ces pièces. Les relations se sont détendues au fil du temps, mais il y a toujours un léger sentiment de crainte, de méfiance. Les pièces contiennent beaucoup d’éléments relevant de la sorcellerie populaire : nouer des tissus et enfoncer des clous ; une pratique que beaucoup considèrent comme africaine, mais qui est en fait tout aussi européenne. Enfoncer un clou, c’est générer une énergie unificatrice, une accentuation. Le pouvoir est dans l’acte de l’enfoncer ; sa présence reste ensuite comme le témoin de ce pacte, de cette décision. Dorénavant, les voisins aident les Staelens à trouver des matériaux. Il y a un but, un objectif : se souvenir que sous les artifices de la vie, il y a les vraies entrailles de la vie, exposées à l’air «amochées, pleines de défauts… Mais dignes et authentiques…». On a toujours les moyens de faire le bien et les sculptures sont les messagères de cette possibilité qui est ancrée dans leur apparence et leurs matériaux. Elles sont aussi ancrées dans leur lieu d’origine. Leur présence est historique : la transcendance occidentale d’individus qui travaillent ensemble, bien plus que le cycle non-occidental de se rapprocher de ses ancêtres. L’artiste sent que si ce désir, ce besoin de «dignité, de respect de soi et des autres», est perçu comme mystique, alors oui, ses œuvres sont certainement mystiques. Mais elles sont spirituelles et non pas religieuses ou rattachées à une institution religieuse. Elles ont un profond respect pour les objets de culte du monde entier, mais elles blâment la religion pour la confusion et la douleur qu’elle engendre partout. La vie doit être vécue dans le présent, et non dans la poursuite abrutissante d’une vie meilleure après la mort. Leur travail leur permet de se rattacher au présent vital mais sans être des abeilles ouvrières d’une ruche industrieuse. Encore une fois le processus de création devient un chemin spirituel vers leur auto guérison et, ce-faisant, ils troublent le monde et participent à son propre rétablissement… Randall Morris, New-York 22 février 2015